Comptage dans les étables, par Christian Baïsset, ancien garde-moniteur en Vallouise
Mars 1976, Fressinières, onze heures, jour de printemps, le déjeuner mijote sur le gros fourneau à bois dans la marmite en fonte, d’où s’échappe une agréable odeur de civet, qui parfume la cuisine voûtée, éclairée seulement par une toute petite fenêtre à barreaux.
Nous sommes chez le Mémé ! Solide montagnard, éleveur, originaire de Freissinières, qui pilote les engins de damage des pistes à la station de Puy-Saint-Vincent l’hiver. Nous sommes là aujourd’hui pour compter les brebis afin d’éviter toute tricherie. En effet, le maire de la commune de Freissinières a demandé l’aide des agents du Parc national des Écrins pour dénombrer les ovins de sa commune, à la place du garde champêtre ! Il faudra bientôt facturer aux éleveurs le rôle pour les alpages...
Nous refusons le verre de vin blanc, car après être passés chez quatre éleveurs, nous avons encore le goût âpre du petit vin blanc acide qu’ils nous servent volontiers, et la chair de poule à son seul souvenir…. Nous voilà donc tenus d’accepter le genépi maison offert par Mémé : il remplit, d’une main généreuse, deux verres à canon de liquide vert transparent.
- Santé !
Il nous faudra vider sourire aux lèvres, la boisson explosive non sucrée, tout en se retenant de ne pas terminer le contenu de la boite à sucre ! Une gorgée, un sucre, enfin nous finissons nos verres, Patrice est au supplice tout comme moi…. Refus catégorique du deuxième verre! L’offense n’aura pas lieu, ici, on ne refuse pas un coup à boire ! Dur labeur, cirrhose en perspective, deux jours de travail dans le village et nous ne comptons plus nos sacrifices.
Sous une arcade, une porte double en planches de mélèze, bardée de pointes forgées à grosses tête carrée, ferme la bergerie où nous nous rendons enfin. La porte suinte, l’aération se fait par un fenestron dépourvu de vitre. Toiles d’araignée et lambeaux de toile de jute simulent tant bien que mal tentures et coupe vents. Mémé ouvre le battant droit de la porte, une vapeur humide à odeur d’ammoniaque s’échappe, nuage opaque qui pique les yeux et la gorge. Après avoir pris en apnée une goulée d’air frais, nous pénétrons dans l’étable.
Au centre, un pilier soutient la voûte, quatre crèches, enfoncées dans le fumier forment les bercails où sont parquées les bêtes. Derrière la porte, un robinet goutte dans un vieux sceau en bois. Trois ampoules éclairent chichement les brebis, qui nous accueillent dans un concert de bêlement. Tondues de frais, elles paraissent ridicules, si maigres sans leur manteau de laine.
Depuis la première neige de novembre, le troupeau végète dans ce lieu humide et sombre, avec peu d’aération, et les bêtes doivent s’agenouiller pour manger, tant la couche de fumier est épaisse…Et l’on se prend à désirer pour elles la montée à alpage, vers l’herbe fraîche et tendre!
À notre approche, elles entament une valse qui accroît la difficulté de notre tâche, déjà rendu difficile par la ronde des alcools maison et autres mixtures… C’est à y perdre son latin ! Nous arrivons enfin à un compte similaire : trente-quatre mères, trente-huit agneaux, vingt-et-une agnelles et deux béliers !
Vite, retournons retrouver l’air frais et le bleu du ciel. Et c’est sans conviction, après une poignée de main à notre éleveur, que nous poursuivons notre tournée vers d’autres bergeries, d’autres canons !
Eh, monsieur le maire, la montée en alpage, pour nous, c’est quand ?
Un 14 juillet peu ordinaire…, par Hervé Cortot, ancien garde-moniteur dans l’Oisans
Nous projetions avec Christian Couloumy de gravir cette voie qui emprunte l’arête NE du Râteau en Oisans. L’année d’avant, j’avais aimé ce parcours glaciaire au départ du refuge du Promontoire. Pas difficile mais superbe. Je l’avais bien vendu à mon collègue ! J’avais ajouté la possibilité de belles images… irrésistible pour un photographe comme lui !
Notre seule possibilité commune dans nos emplois du temps était les 13 et 14 juillet. J’avais bien une animation à La Bérarde le soir du 14 mais la descente du Râteau jusqu’à Saint-Christophe me laissait le temps d’une douche et de remonter à la Bérarde…
Nous voilà en route pour le Promontoire. Christian fait des photos… j’avance. Arrivée au refuge où quelques alpinistes nous ont déjà précédé. À peine ai-je posé le pied sur la passerelle qu’un visage connu se précipite vers moi ! Un copain guide qui m’apostrophe : « Tu tombes à pic Hervé… Je fais les Corridors demain avec deux clients mais personne n’est encore passé ! Il va falloir tracer et il parait que c’est bien crevassé ! Tu viens avec nous ! »
- « C’est que je suis avec mon chef et nous sommes partis pour… » Il m’a déjà « emprunté » mes jumelles…
- « Mais je le connais, c’est Christian… On a travaillé ensemble ! » C’est dire si ledit Christian n’a guère eu le choix que d’accepter d’aller faire les Corridors !
C’était un temps où la brèche de la Meije était d’un passage facile, longer le pied de la face nord un régal pour les yeux, imaginer les voies un poil angoissant mais splendide… Les conditions sont excellentes et la trace se fait sans histoires. Remontée du vaste couloir. Un peu sous le Doigt de Dieu, la pente se couche un peu… mais nous entendons et bientôt voyons un petit avion blanc et rouge qui tourne autour des arêtes de la Meije. C’est un survol de la zone cœur du parc, qui donnera lieu à un PV !
Retour par Villar-d’Arène après la looongue descente de l’Aigle ou nous trouvons des bonnes âmes qui nous déposent au pied de la rampe des Commères… pour être repris rapidement en stop et posés à Saint-Christophe. La conférence de la Bérarde a bien eu lieu dans la chapelle comme prévu. Ouf !
Quelques temps après avoir expédié le PV, je dois aller à Gap pour je-ne-sait-plus-quoi et avec un message pour passer voir le directeur d’après Jacqueline sa secrétaire. Je toque à la porte (double !) puis me présente devant Michel Diès, notre directeur, prévenu de mon arrivée. On le surnomme le Vieux et généralement, on évite de faire le malin devant lui !
J’ai le temps de faire deux pas et l’orage éclate : « Que faisiez-vous dans la face nord de la Meije un 14 juillet ! » Difficile de nier, notre PV est largement ouvert sur le bureau, avec le petit croquis qui va bien… Laisser passer l’orage, faire le dos rond, prendre une posture modeste… Mais cela s’arrête vite. Un silence glacial, puis un « asseyez-vous ! » plus cordial…et une question qui sera suivie de pas mal d’autres : « Et la neige était comment ? »
Des années plus tard, j’aurai l’occasion d’en reparler avec le Vieux. Il m’a confié avoir surjoué son irritation, car au fond, il aurait aimé réaliser cette belle course ! C’était un excellent montagnard qui connaissait le massif aussi bien que nous.
Voilà un beau souvenir que je partage avec Christian Couloumy alors que nous étions en poste en Oisans ! Un souvenir de jeune garde-moniteur !