50 ans d’histoire : Récits de gardes - 3e partie

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À l’occasion des 50 ans du Parc national des Écrins, nous vous proposons de découvrir chaque semaine un pan de l’histoire et des missions du Parc, en images et en témoignages. Pour finir l’année, laissons la parole aux tout premiers gardes-moniteurs, aujourd’hui retraités, qui nous livrent souvenirs mémorables et anecdotes insolites. Un petit aperçu du quotidien de garde il y a quelques décennies !

Avalanche au Pré de madame Carle, par Christian Baïsset, ancien garde-moniteur en Vallouise

Christian Baïsset à skis en 1987 © PNE Grand beau temps, le froid est vif ce matin de janvier 1994 lorsque nous démarrons au tunnel des Claux notre tournée à ski de randonnée. L’objectif est de récupérer des crottes de chamois afin d’étudier son régime alimentaire en hiver, et pour moi, une tournée en zone centrale du parc dans différentes zones de notre secteur !

Ce matin, direction les Planes de Dormillouse où hivernent régulièrement plus d’une centaine de chamois. Il fait très chaud ; en altitude le vent souffle fort, mais déjà vers l’ouest, quelques gros nuages noirs apparaissent malgré le vent. En un peu plus de deux heures, nous rejoignons le pied des Planes.

Nous longeons le pied du versant pour récupérer des crottes, pas besoin de monter car le vent les a fait rouler en pied de côtes. Nos cinq piluliers remplis, nous rejoignons le chalet. Le vent tombe, le ciel se couvre et il commence à neiger fort, la visibilité est réduite. Vers quinze heures trente, nous pénétrons dans notre abri, une petite bâtisse en pierre doublée à l’intérieur de bardage mélèze. Tout le confort, table, bancs, chaises vaisselles, couverts, une gazinière. Le grand luxe : un poêle et une bonne réserve de bois sec. Une échelle meunière donne accès sous le toit à des combles isolées et aménagées. Au sol, six gros matelas à une place. Nous allons bien dormir !

Notre premier travail : monter sur le toit et dégager la cheminée recouverte par une épaisse couche de neige, puis il est temps de se mettre au chaud. Assis autour du poêle qui ronronne, nous écoutons notre ami groenlandais qui nous parle de son pays et de sa vie. Nous lui racontons la vie ici, notre job, et nos aventures en montagne.

- Il est tard, vingt deux heures ! Au lit.

Un dernier coup d’œil à l’extérieur, il neige toujours à gros flocons. Notre trace est bien recouverte, le silence est impressionnant, la couche au sol dépasse facilement les deux mètres. Demain pour le glacier Noir, les conditions risquent d’être épouvantables. Nous verrons bien ! Nous quittons la chaleur de la cuisine pour nous s’installer à l’étage, il fait bon et nous nous glissons dans nos sacs de couchage. La neige est tombée toute la nuit, et du fond de nos duvets, nous entendons gronder les avalanches. Le vent continue à souffler violemment : aïe aïe aïe, les plaques à vent !

Sept heures : réveil, p’tit déj’, nettoyage du chalet. Dehors, le vent a tourné : du sud, chaud et violent. Concert d’avalanches sur tous les versants sans interruption, c’est l’apocalypse. Beaucoup ne se voient pas à cause du brouillard mais se font entendre. Nous prenons la décision de rejoindre la vallée, trop de risques pour rejoindre le glacier Noir.

Nous nous équipons, fermons le chalet, vérifions les ARVA. Il est neuf heures, message radio au secteur pour annoncer notre départ pour la descente. Bien couverts, skis aux pieds, nous progressons espacés d’une cinquantaine de mètres, plein axe du Pré de Madame Carle, à bonne distance du pied de la paroi du Pelvoux d’où coulent les plus grosses avalanches, afin d’éviter de se faire ramasser ! Le brouillard se lève et nous voyons tout autour de nous les versants balayés en permanence par d’énormes nuages de neige qui déferlent jusqu’au plat dans un fracas assourdissant : sacrée ambiance !

De la neige à mi cuisse, nous nous relayons pour faire la trace. Ce plat de Cézanne est interminable ; traverser avec autant de neige fraîche, c’est épuisant, et le concert continue, avalanches à droite, avalanches à gauche, avalanches devant, derrière. L’ambiance est tendue, nous progressons sans un mot en jetant régulièrement un regard sur les plus grosses coulées proches de notre parcours. Notre ami groenlandais est fasciné par ce spectacle, du jamais vu dans son pays ! Au bout de cette immense plaine blanche, nous rejoignons enfin la bosse des Bans. Encore quelques mètres à gravir avant d’enlever les peaux. Toujours aussi épuisant d’avancer mais à force de volonté, nous parvenons enfin au point haut. Nous nous sentons un peu plus en sécurité, loin de la paroi mais surtout plus élevés que la route en fond de vallée. Nous nous regroupons pour faire le point, enlever les peaux ; il nous a fallu plus d’une heure pour traverser... Maintenant, la descente sur Ailefroide, toujours des risques, mais à ski, nous arriverons à nous échapper plus rapidement. Les peaux enlevées, nous reprenons notre marche en avant, un léger plat montant. À notre gauche, le socle du Pelvoux, un immense escalier de plus de 400 mètres de haut ; à mi hauteur, une large vire ; tout en haut, une coulée de neige attire notre attention.

Avalanche de poudreuse sur le glacier Noir © T. Maillet Rien de bien important à priori, puis rapidement, c’est toute la face, tout le versant qui se met en mouvement, comme de l’essence qui s’enflamme. Un vacarme assourdissant à la réception sur la vire. La chute continue en prenant de plus en plus de volume, un immense aérosol se dirige dans notre direction. Robert hurle : Vite, tirons-nous de là !

Impossible d’avancer sans les peaux, la couche de neige est trop épaisse et le terrain remonte légèrement. Alors il faut se résigner ; le temps de tourner le dos, l’aérosol est sur nous. Capuche sur la tête, bonnet dans la bouche pour se protéger, je me bloque sur les bâtons de ski pour résister au souffle qui va crescendo. Tel du blizzard, la neige me cingle le dos. Un coup d’œil à gauche, je ne vois plus mes compagnons. Tout est blanc ; seul repère, mes chaussures, qui s’ensevelissent progressivement. Dans le dos, ça pousse de plus en plus fort. À chaque instant, je m’attends à être propulsé en l’air par le front de l’avalanche, qui va m’ensevelir, m’engloutir. Je n’ai aucune notion du temps mais c’est très long, et toujours ce vacarme, la neige qui chute derrière nous. Le souffle faiblit ; ce calme, je pense que la vague de neige va arriver. Non, c’est le silence ; le nuage de poudreuse tombe, un rayon de soleil ! C’est fini. Nous sommes crépis de neige, enterrés jusqu’à mi cuisse.

- Super expérience ! dit notre ami Valdemar le Groenlandais.

Je pense qu’il ne s’est pas bien rendu compte de ce qui se passé.

Avec Robert, nous nous regardons.

- Cette fois nous avons eu chaud !

Et c’est la descente rapide jusqu’à Pelvoux !

Compter les lagopèdes, ce n’est pas une sinécure, par Gilles Farny, ancien chargé de mission faune au service scientifique

Gilles Farny en 2006 © M. Corail - PNE Le 19 mai 2010, je me rends dans le Valbonnais. Après un court trajet en voiture, nous voici partis avec Samy pour une longue montée à pied vers les territoires qui nous sont attribués pour le comptage de lagopèdes du lendemain matin, sur le site de référence de Chantelouve. Nous avons programmé de dormir à la cabane pastorale de la Vivolle, située à 2 400 mètres d’altitude, à proximité immédiate des lieux où nous devons être en poste avant le lever du jour. Les agents qui compteront sur les territoires adjacents ont pris une autre option pour ne pas dormir en montagne : un départ du parking vers une heure du matin !

Le début de la montée se fait dans la forêt, par des voies de débardage bien raides. Nous sommes à basse altitude, il fait beau et le sol parfaitement sec : nous ne rencontrerons la neige que plus haut. Pour ne pas porter trop de poids, nous avons opté pour les raquettes. Nous nous sommes munis également d’une paire de crampons, car nous devons traverser les pentes raides et enneigées sous le sommet des Clottous, avant de redescendre vers la cabane. C’est la première fois que je vais dormir dans cette cabane, car les années précédentes, il s’avérait compliqué d’en obtenir la clé. Cette fois, Samy a réussi à l’obtenir et je me suis assuré avant le départ qu’il ne l’avait pas oubliée : arriver là-haut en fin d’après-midi et ne pas pouvoir entrer, ce serait ballot.

Comme prévu, la montée est longue et nous devons cheminer en raquettes une grande partie du chemin. Plus nous montons, plus la couverture neigeuse est importante, c’est même impressionnant la quantité de neige qu’il reste à cette période de l’année au-dessus de 2 000 mètres. Enfin, nous approchons du point haut de notre territoire et allons pouvoir redescendre vers la cabane que nous ne devrions pas tarder à apercevoir.

Du moins ce qui en dépasse de la neige. Car ce que nous découvrons en approchant nous laisse pantois un moment : seul le toit de la cabane dépasse. L’essentiel de la cabane est encore ensevelie sous deux ou trois mètres de neige. Nous avons bien une clé, mais pas de porte accessible. Nous envisageons un moment de creuser avec nos pelles à neige, mais ce serait un travail titanesque, que nous n’aurions de toute manière pas le temps d’accomplir avant la nuit. A tout hasard, nous testons le volet de la petite lucarne dans le pignon du toit, dont l’ouverture se trouve au ras du sol. Miracle, il s’ouvre. En rampant sur le sol, et pour Samy, en enlevant sa veste en duvet car sinon ça ne passe pas, nous arrivons à nous faufiler et à pénétrer dans le grenier. Nous descendons l’escalier et nous voici enfin dans la cabane. Comme dans une cave réfrigérée : les murs sont couverts de glace, il doit faire la même température que dans un igloo. Mais c’est beaucoup moins lumineux. Nous allumons le poêle (heureusement, la cheminée émerge du toit) ce qui, a pour première conséquence de faire (un peu) fondre la glace sur les murs. Auparavant glaciale, l’atmosphère est désormais glaciale et humide. Mais cela va quand même nous permettre de chauffer notre repas et d’avoir de l’eau pour le petit déjeuner, en faisant fondre de la neige. Ce qui m’oblige à ressortir par le fenestrou du grenier, de remplir une grande gamelle de neige tassée, puis ramper à nouveau sur le sol enneigé pour rentrer. Enfin, bien obligés, nous nous contorsionnons tous deux pour une dernière sortie après le repas, pour la toilette.

Après une nuit pelotonnés dans nos gros duvets, vers quatre heures du matin, nous ranimons le poêle pour faire chauffer le petit déjeuner. Puis nous remballons toutes nos affaires, que nous passons par la lucarne avant de nous extirper à notre tour. Tant pis pour le petit thé chaud qui nous aurait fait beaucoup de bien vers neuf heures du matin à la fin du comptage : plus question de remettre les pieds (et le reste) dans cette fichue cabane !