Dans la multitude des petites bêtes

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Sur la planète comme dans les Écrins, les invertébrés représentent sans doute plus de 80% de la faune connue... et sont pourtant très mal connus. Dans cette immense diversité, très utile pour les écosystèmes, le Parc national repère quelques espèces "à enjeux" sur lesquelles il tente d'en savoir plus, notamment grâce à l'amélioration des connaissances des agents concernant ces quelques espèces en priorité.

Hormis les papillons de jour, les libellules, criquets, grillons et sauterelles dont l'inventaire réalisé dans les Ecrins semble proche de l'exhaustivité, les autres groupes d'espèces d'invertébrés sont très mal connus. Depuis quelques mois, le Parc national des Ecrins fait le point sur les invertébrés de son territoire et sur l'état des connaissances de l'établissement dans ce domaine. Ce travail de synthèse est réalisé par Donovan Maillard, accueilli par le service scientifique du Parc national dans le cadre d'un service civique.

Azuré et Thècle   © marc Corail - Parc national des Écrins Psophus stridulus  © marc Corail - Parc national des Écrins

Les premiers invertébrés auxquels on pense en général sont les insectes, et plus particulièrement les papillons, criquets, grillons, sauterelles ou libellules, que l’on observe facilement l’été. Et pourtant, même si l’on inclue les autres insectes, tels que les coléoptères, les punaises, les mouches etc, on est loin du compte! Les insectes, qui se caractérisent notamment par leur corps en 3 parties (tête, thorax et abdomen) et leurs six pattes, ne sont qu’une partie des invertébrés. Et pour cause, ces derniers comptent également tous les vers de terre, les mille-pattes, les limaces et escargots, les cloportes… c’est-à-dire toutes les petites bêtes qui n’ont pas de squelette interne avec un crâne, des os etc

 Noctuelle du pois - © Donavan Maillard - Parc national des Écrins

Petit Duc mangeant une sauterelle © Robert Chevalier - Parc national des Écrins Les invertébrés constituent ainsi un nombre d’espèces monumental et représentent à eux seuls 90% des animaux actuellement connus sur la planète en termes de diversité.

« Outre cette diversité d’espèces, les invertébrés assurent un nombre impressionnant de services écosystémiques qui nous profitent » martèle Donovan Maillard . « Les insectes interviennent dans la pollinisation de 80% de nos plantes à fleurs et contribuent à la production d’un tiers du tonnage alimentaire pour l'humanité. Les vers de terre mélangent et aèrent les sols, permettant aux nutriments d’être accessibles pour les racines des plantes et à l’eau de s’infiltrer.

Les criquets, grillons et sauterelles constituent une biomasse très importante pour nourrir les oiseaux ou les reptiles sur des milieux tels que les alpages. Les papillons de nuit quant à eux nourrissent nos chauve-souris après avoir pollinisé des plantes. Les bousiers assurent la décomposition des crottes produites par les troupeaux dans les pâturages, les vers de terre décomposent les racines de plantes mortes pour rendre les nutriments au sol etc ».

Une étude vient d’ailleurs de souligner, une nouvelle fois, le rôle essentiel des pollinisateurs pour déterminer le rendement des exploitations agricoles.

Enfin, en plus d’être diversifiés et extrêmement utiles pour les écosystèmes, ces petites bêtes représentent une biomasse insoupçonnée. Ainsi dans une forêt européenne, les invertébrés représentent plus de 100 kg d’organismes vivants par hectare (dont la moitié sont des vers de terre), ce qui équivaut à environ 10 fois le poids des vertébrés sur la même surface (7,4 kg de mammifères en moyenne, 1,3 kg d’oiseaux et 1,7 kg de reptiles).

[Frontier et al, 2008. Ecosystèmes : Structure, Fonctionnement, Evolution. 4ème édition, Dunod]

Cétoine dorée  © Donavan Maillard - Parc national des Écrins Bousier © M-Coulon - Parc national des Écrins
Six pattes et un corps en trois partie, ce sont les caractéristiques des insectes.. Très nombreux, ils ne forment pourtant qu'une partie des invertébrés qui rassemblent 90% des animaux connus avec une incroyable diversité d'espèces très utiles pour les écosystèmes.

L'état des connaissances aux Écrins

Les données du Parc national sur les invertébrés représentent environ 44.000 observations sur l’ensemble du territoire pour près de 1.700 espèces actuellement connues » indique Ludovic Imberdis, chargé de missions Faune au service scientifique du Parc national. « Ces données sont, pour l’essentiel, le fruit d'observations aléatoires, sans protocole particulier. »

Ainsi, selon les années et les secteurs, il peut y avoir plus ou moins d’observations recensées, en fonction des études qui ont été effectuées et selon qu’il y ait ou non des actions coordonnées sur cette partie de la faune. Depuis 2013, les outils numériques permettant la saisie des données ont également permis d’augmenter considérablement le nombre d’observations recensées. 

Nombre de données par an - Parc national des Écrins

Fadet commun  © Donavan Maillard - Parc national des Écrins Bien que cela puisse sembler important, ces 44.000 observations représentent moins de 12% des données de faune collectées sur le territoire, concernant pourtant plus de 80% des espèces animales actuellement connues sur le Parc national. Les invertébrés sont ainsi bien moins connus que les mammifères, les amphibiens, les reptiles, ou encore les oiseaux par exemple.

De plus, 82% de ces données d’invertébrés concernent des papillons, ce qui ne laisse que quelques milliers d’observations pour les Orthoptères (criquets, grillons et sauterelles), les Odonates (libellules et demoiselles) et les coléoptères confondus… et quelques centaines de données pour les autres groupes d’invertébrés. Les disparités au sein des invertébrés sont donc également conséquentes.

Nombre d'espèces et nombre de données par taxon -Parc national des Écrins

Nombre de données - espèce pour les différents taxons -Parc national des Écrins

Globalement, les connaissances actuelles de l’établissement sur cette part de la faune sont donc partielles et très inégales selon les groupes.

Synthèse données Parc national des Ecrins - D.Maillard-PNE

La bonne connaissance des papillons diurnes permet d'envisager des travaux plus approfondis. En revanche les connaissances sur les libellules, criquets, grillons et sauterelles sont encore incomplètes (évolution des populations, répartition, écologie des espèces…). Enfin, les connaissances sont très limitées sur les autres invertébrés. Ces disparités ne sont pas propres au Parc natinal des Ecrins. Justifiées par la difficulté et l’ampleur de la tâche, elles s’observent dans l’ensemble du milieu naturaliste.

Etudier les invertébrés : un travail de Titan

Erèse rouge © M-Coulon - Parc national des Écrins « Si l’on compare avec d’autres groupes, on connait actuellement sur le parc environ 260 espèces d’oiseaux, près de 90 espèces de mammifères, une dizaine d’espèces d’amphibiens et 17 espèces de reptiles. L’inventaire de ces animaux est proche de l’exhaustivité. Pour l’étude des invertébrés, avec un nombre d’espèce bien plus conséquent, l'ampleur de la tâche est gigantesque, ce qui explique que l'on en connaisse beaucoup moins sur ces petites bêtes » indique Ludovic Imberdis.

Cet état des connaissances ne tient pas compte d’un certain nombre d’études anciennes, disponibles dans des documents manuscrits qui n’ont pas encore été numérisés. Nombre de données datant de plusieurs décennies viendront ainsi compléter les bases de données de l’établissement et ses connaissances, mais leur saisie est particulièrement chronophage et ces données ne sont informatisées que très progressivement. Ces connaissances sont donc amenées à évoluer, y compris pour les années passées !

Si le Parc national n’a pas de meilleures connaissances de ces animaux, pourtant si importants dans les milieux naturels, c'est aussi parce que leur étude peut s’avérer très compliquée et demander un niveau d’expertise difficile à acquérir pour les agents, qui remplissent un certain nombre d’autres fonctions en parallèle. Ainsi étudier un groupe d’insectes tel que les coléoptères constitue le travail d’une vie… à la fin de laquelle il manquerait encore quelques décennies pour finir d’étudier tout le groupe !

Et pour cause, dans le monde, on connaît actuellement un million d’espèces d’insectes, auquel il faut ajouter les autres invertébrés, et les espèces que l’on ne connaît pas encore (que l’on estime à plusieurs millions d’espèces restant à découvrir). De plus, l’étude des vers de terre demande une méthode différente de l’étude des papillons, qui demande elle-même une méthode différente de l’étude des mouches etc. Chercher à étudier tous les invertébrés sur un territoire aussi vaste que le Parc national serait donc irréaliste. Notons par exemple que l’inventaire des seules punaises sur un territoire aussi vaste que celui du Parc national des Écrins n’a jamais été osé.

Des choix d'espèces et de territoires

Formation insectes - alpages sentinelles © B Delenatte - Parc national des Écrins Aux Ecrins, quelques groupes d’espèces sont donc ciblés, notamment les moins difficiles à étudier dans un premier temps. Les Orthoptères (criquets, grillons et sauterelles - environ 80 espèces estimées potentiellement présentes sur le parc) et les Odonates (libellules et demoiselles - environ 60 espèces estimées potentiellement présentes sur le parc) ont ainsi été choisis et font l’objet d’un projet d’inventaire sur le territoire pour les années 2016 à 2018. Ces insectes sont facilement observables et font l’objet d’un certain nombre d’ouvrages, permettant de les étudier.

En parallèles, un certain nombre d’espèces ont été jugées « patrimoniales » pour l’établissement et d’autres ont été jugées « à enjeux ». Cette hiérarchisation des espèces permet de renforcer le travail sur les moins répandues et/ou les plus menacées, mettant notamment en avant un certain nombre d’invertébrés endémiques des Alpes Franco-italiennes.

Plus de 500 taxons ont ainsi été analysés en tenant compte de leur niveau de menace, de leur répartition, de leur statut réglementaire (espèce protégée, Directive Habitats Faune Flore…), ou encore de leur écologie (espèces montagnardes ou non). Les agents seront invités à améliorer les connaissances sur ces espèces en priorité.

Hélicon des granites - ©  MG Nicolas - Parc national des Écrins Outre ces espèces « cibles », un travail a également été amorcé sur les escargots par quelques agents de l’établissement.

Diverses observations effectuées dans le Briançonnais et la Vallouise ainsi que dans la Réserve Intégrale du Lauvitel complètent les nombreux recensements de gastéropodes menés notamment par Damien Combrisson, garde-moniteur dans l’Embrunais. Depuis 2013, la malacofaune (c’est-à-dire l’ensemble des mollusques) du parc national est ainsi de mieux en mieux connue, même si l’on estime que l’on connaît actuellement moins de la moitié des espèces susceptibles d’être présentes sur le territoire. Sans compter les bivalves (moules…) et les limaces !

L'exhaustivité pour la Réserve Intégrale du Lauvitel

Une autre stratégie consiste à travailler sur l’ensemble des invertébrés, mais sur un territoire plus petit que celui du parc. Cette action est menée par le service scientifique du Parc national des Ecrins sur la Réserve Intégrale du Lauvitel (Bourg-d’Oisans).

Lauvitel : explorations pour la connaissance - 2013

Réserve intégrale : le livret des explorateurs !

En effet, un projet d’Inventaire Global de la Biodiversité (également appelé ATBI pour All Taxa Biodiversity Inventory) est à l’étude. Il permettrait de recenser l’ensemble des espèces (flore, champignons, lichens, vertébrés, invertébrés) qui se développent dans un tel vallon d’altitude.

ATBI Lauvitel - oct 2013 © Gil Deluermoz - Parc national des Écrins

ATBI Lauvitel - oct 2013 © Gil Deluermoz - Parc national des Écrins Des scientifiques et experts de tous horizons sont alors sollicités par le Parc national pour inventorier ces groupes de la biodiversité souvent méconnus, et suivre l’évolution des espèces dans le temps sur cet espace soustrait aux activités humaines depuis plusieurs décennies.

Des suivis de papillons de nuit, des relevés de fourmis, des analyses ADN du sol pour étudier les vers de terre et bien d’autres expertises sont ainsi envisagées ou déjà en place, afin d’améliorer les connaissances des scientifiques sur une biodiversité « cachée », y compris dans des habitats parfois difficiles d’accès tels que les crêtes et parois rocheuses.

Ces travaux ont déjà permis de recenser plus de 560 espèces en une trentaine de journées d’exploration menées entre 2005 et 2015, et ce uniquement pour les invertébrés ! Sont alors à ajouter oiseaux, mammifères, plantes, lichens, mousses…

La réserve intégrale du Lauvitel à la loupe par Parc-national-des-Ecrins

L’ensemble de ces travaux permet d’accroître nos connaissances sur les invertébrés et de mieux connaître l’évolution de leurs populations (accroissement, déclin, disparition…) face à différentes perturbations (pâturage) ou à l’inverse, en dehors de toute perturbation liée aux activités humaines à petite échelle.

Au final, l'objectif de ces connaissances est aussi de pouvoir estimer les risques de telle ou telle action pour l’environnement et pour les services écosystémiques rendus par cette faune méconnue.

A écouter, la chronique nature Les invertébrés : petits, nombreux et efficaces !
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